mardi 11 octobre 2011

Comment absorber la littérature



"Ce n’est que plus tard que j’appris ceci : les pukkas, qui forment l’actuelle classe dirigeante des Enu, étaient le produit, sinon les participants directs, des événements remarquables de 1937. Au printemps de cette année-là, Peter et Evelyn Wynn-Morgan, les deux jeunes mariés, fleurons de la haute société londonienne, s’écrasèrent avec leur avion Hawker Siddeley sur l’île des Enu au cours de leur tour du monde. Ce jeune couple prestigieux faisait partie d’un groupe de célébrités et de paladins de la littérature. Ils avaient pour amis Middleon Murry, Bertrand Russell, Maynard Keynes, etc., et les Américains Hemingway, Steinbeck, Faulkner et Wilson. Et, naturellement, les deux Lawrence, D.H. et Frieda.
Au début, ce furent seulement les modes d’expression linguistique de leurs nouvelles idoles que les jeunes turcs locaux copièrent avec une rare confiance dans le pouvoir magique des mots anglais, dont les sonorités les impressionnaient. Mais au fur et à mesure qu’ils prenaient goût à ces friandises anglaises, leur appétit s’accrut et les Wynn-Morgan durent bientôt faire face à l’impatience croissante de leur entourage : perpétuellement mécontents, les indigènes se montraient pleins d’ardeur maintenant qu’ils avaient trouvé un nouveau langage grâce auquel ils pouvaient exprimer leurs doléances. Les Wynn-Morgan avaient emporté avec eux un exemplaire d’Amants et fils, qui devint le régime littéraire hebdomadaire des Enu. Les Wynn-Morgan le leur lurent à  tour de rôle. Ils l’avaient déjà lu deux douzaines de fois quand le chef-d’œuvre de Lawrence disparut brusquement (il avait été volé sous le matelas de Peter Wynn-Morgan pendant son sommeil) pour réapparaître à demi digéré dans les excréments de ceux qui avaient été les plus avides d’apprendre la nouvelle langue.
Après la disparition puis la consommation du livre, ce fut pire encore. Craignant les conséquences que pouvait avoir sur leurs disciples le fait d’être privés de leur langue habituelle, Peter et Evelyn leur enseignèrent toutes les sortes d’anglais imaginables. Pas seulement l’anglais quotidien de Bloomsbury, de Kensington, du Foreign Office et de la B.B.C., mais le cockney et l’anglais du nord, les dialectes gallois et écossais, l’australien et le néo-zélandais. Ils leur apprirent toutes les comptines, chansons d’enfants, tous les mots connus et petits poèmes humoristiques auxquels ils pouvaient penser, ils les amusèrent avec une interprétation libre d’Alice au pays des merveilles et du Hibou et le Chaton, ils leur apprirent tout ce qu’ils savaient d’irlandais, d’américain et de volapük et ils les dotèrent d’un vocabulaire de troufion, riche en franches obscénités. Deux générations après, les résultats étaient encore étonnants.
Les Wynn-Morgan devaient légitimement devenir victimes de leur propre effervescence linguistique. Pour enrichir encore davantage leur vocabulaire, les Enu en vinrent à décider, sans grand enthousiasme, de “connaître” le beau couple en chair et en os, puis de les connaître réincarnés en “compagnons silencieux”, grillant ensuite leurs restes sur des cendres chaudes et les engloutissant avec une détermination gloutonne jamais égalée chez les sauvages eux-mêmes.”
Jakov Lind / Voyage chez les Enu / Gallimard / [1982] 1984 / Trad. : Brigitte Bost

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